vendredi 1 mars 2013

Le Crime de l'Orient-Express (2010) ITV

Le succès a aussi sa part de malédiction, Conan Doyle l'a découvert à ses dépens lorsqu'il a tenté d'assassiner son très populaire mais encombrant Sherlock Holmes... L'histoire est connue : les lecteurs et l'éditeur de Doyle n'ont pas accepté que Holmes meure dans les chutes du Reichenbach lors du "Dernier Problème", l'écrivain a donc été contraint de ramener le détective lors du grand flashback du "Chien des Baskerville", pour finalement ressusciter Holmes dans "Le Retour de Sherlock Holmes" et lui dédier par la suite de nombreuses histoires jusqu'à la mort de l'auteur, même si Doyle pensait avoir ainsi gaspillé son temps et son talent...

En modelant très clairement son couple Poirot/Hastings à partir du couple Holmes/Watson alors que Conan Doyle approchait de la fin de sa vie, Agatha Christie a en quelque sorte repris son flambeau en signant un pacte faustien : elle hériterait d'un succès voisin de celui de Doyle, mais en héritant de la même malédiction...

Ainsi (l'histoire est là aussi connue), Agatha Christie n'aimait pas plus Hercule Poirot que Conan Doyle n'aimait Sherlock Holmes ! Elle déclare notamment dans son autobiographie qu'elle aurait "gâché" son roman "Le Vallon" (à mon avis un de ses meilleurs) en s'obligeant à y introduire Poirot, qu'elle a par ailleurs décrit comme "un petit personnage répugnant, détestable, pompeux, fatiguant et égocentrique". À l'intérieur même des romans dont Poirot est la vedette, elle lui envoie des piques, notamment par le biais de l'hilarante mise en abyme de son double Ariadne Oliver, la grosse dame auteur des romans policiers à succès mettant en scène le détective finlandais Sven Hjerson. Voici ce qu'elle dit dans "Mrs McGinty est morte" :
Ariadne Oliver : Est-ce que je sais ? Je devais être folle le jour où j'ai inventé cet insupportable personnage, c'est tout ce que je peux dire ! Pourquoi est-il Finlandais, alors que je ne sais RIEN de la Finlande ? Pourquoi est-il végétarien ? Pourquoi est-il affublé de je ne sais combien de manies ridicules ? Tout ça, je l'ignore. C'est comme ça parce que c'est comme ça, voilà tout ! On invente une histoire et, un beau matin, on s'aperçoit qu'on traîne derrière soi un Sven Hjerson dont on ne pourra jamais se débarrasser. Et les gens vous écrivent pour vous dire que c'est un personnage pour lequel vous devez avoir une grande affection ! Ah là là ! Mais si je le rencontrais dans la vie, ce maudit végétarien finlandais, je le tuerais… et je vous garantis que ce serait un beau crime !
Mais la malédiction ne se limite pas à Poirot. Le succès d'Agatha Christie remonte au "Meurtre de Roger Ackroyd", qui ne repose pas seulement sur Poirot (qui existait déjà depuis six ans, et qui est même censé prendre sa retraite au début du roman) ; c'est en réalité la révélation spectaculaire de l'histoire, violant les conventions littéraires de façon particulièrement audacieuse, qui a fait son succès et celui de la romancière, enfermant du même coup celle-ci dans un schéma bien précis...


Le succès du "Meurtre de Roger Ackroyd" a en effet mis Agatha Christie dans la situation d'un magicien qui aurait ébloui son public grâce à un tour spectaculaire, mais qui se serait du même coup condamné à refaire sans cesse "le même, mais en différent" : les lecteurs voulaient être de nouveau stupéfaits par Agatha Christie, mais en retrouvant le même type de cadre narratif, ce qui laisse une marge de manœuvre assez mince. S'en est suivi pas moins d'un demi-siècle de jeu du chat et de la souris entre la romancière et son public, ce dernier étant de moins en moins candide et de plus en plus conscient des "trucs" utilisés pour le tromper, ce qui contraignait mécaniquement notre auteur à faire preuve de plus en plus d'audace...

Ainsi, les romans d'Agatha Christie souffrent d'une certaine artificialité : il y a les fameux "trucs" (jumeaux, substitutions, filiations fictives, homonymes, prénoms androgynes, initiales identiques, sosies, fausses pistes connectées à rien qui sont purement là pour nous embrouiller), et les révélations sont parfois outrancières ("le policier a commis le meurtre" dans "Le Noël d'Hercule Poirot"). Tous ces maniérismes ont fini par être tournés en dérision et par alimenter d'innombrables parodies (d'ailleurs souvent très drôles), au grand dam de la romancière qui, après avoir donné au public exactement ce qu'il voulait (dont un héros qu'elle n'aimait pas), se voyait moquée par ce même public.

Agatha Christie est donc classée parmi les auteurs littéraires mineurs, voire les auteurs de romans de gare : des "faiseurs" sachant exploiter certaines ficelles de façon professionnelle, mais sans véritable style ni véritables choses à dire, produisant à la chaîne des "plaisirs coupables" idéaux pour se divertir, ou commodes pour inciter la jeunesse à lire grâce à l'accessibilité de leur prose.

De fait, personnellement, j'ai d'abord lu Agatha Christie en tant qu'adolescent, et l'ai beaucoup appréciée jusqu'à découvrir comme tout le monde l'axiome : "le moins suspect est toujours le coupable", après quoi je suis passé à Sherlock Holmes qui me semblait avoir une plus grande envergure littéraire. Désormais, cependant, si Conan Doyle a incontestablement une meilleure plume, ses histoires, une fois dépouillées de leur vernis de mystère, m'apparaissent sur le fond très naïves - victoriennes, ce qui a son charme, mais naïves : les intrigues sont en réalité simplistes et tournent toujours autour des mêmes sujets, les "méchants" ont des faciès de singe ou de rat alors que les "gentils" ont les traits et le caractère nobles, et Sherlock Holmes y joue souvent un rôle anecdotique, voire n'altère en rien la marche des événements.


À l'inverse, Agatha Christie a une écriture simple mais des intrigues complexes voire tarabiscotées (afin de ménager leur surprise), qui fonctionnent malgré leurs artifices car elles reposent avant tout sur ce qui est à mon avis la grande force de la romancière : sa perception très fine de la nature humaine, qui s'exprime ici par le biais de personnages excellemment bien conçus, bien dialogués et bien mis en scène.
Sur ce plan, l'auteur me rappelle en fait beaucoup J.K. Rowling (série des "Harry Potter") : les deux femmes sont très populaires et œuvrent chacune dans un genre littéraire mineur (chose qu'elles assument totalement), elles ont le même type de plume très fluide et agréable à lire, et sous leurs clichés et leurs recettes, on découvre beaucoup de bonnes intuitions psychologiques, d'humanité et de pertinence, qui dépassent certes rarement le périmètre de l'intime, mais qui pourtant disent parfois des choses plus profondes que le propos de certains grands auteurs à la vue plus large - parler avec justesse d'une poignée de personnages est à l'occasion plus judicieux que discourir sur le destin des civilisations...

Qu'il s'agisse de J.K. Rowling ou d'Agatha Christie, l'adaptation cinématographique ou télévisuelle de leur œuvre pose problème puisque cette sensibilité (à mon avis leur véritable intérêt) a tendance à être éclipsée par les aspects les plus commerciaux et spectaculaires de leurs livres. Les films et téléfilms tirés d'Agatha Christie ont ainsi très vite adopté une recette flamboyante et très efficace que l'on pourrait décrire comme "un vaudeville avec des meurtres" : on rassemble des stars qui cabotinent à l'extrême en jouant des personnages réduits à leur caricature, des portes claquent et des meurtres sont découverts lors d'une mise en scène flirtant avec la parodie, et tout cela ressemble davantage à une murder party qu'à un drame - après tout, c'est logique : quand on adapte des romans reposant pour l'essentiel sur leur effet de surprise mais dont presque tout le monde connaît déjà la chute, que faire à part jouer sur casting et sur le deuxième degré ?

Eh bien, plein de choses, nous répond la série "Agatha Christie's Poirot" créée par ITV en 1989.